Clarissa

Zweig commence fort, plein de mordant : nous sommes introduits dans le quotidien d'un militaire autrichien, maître statisticien opiniâtre et acharné qui entretient à titre personnel une collection de renseignements sur les armées des différents pays européens. "C'étaient les petites joies de la symétrie et de la propreté que connaît l'artiste, car l'instinct du jeu est un asservissement. Lui seul connaissait ce plaisir technique consistant à remplir des fiches et à les comparer. Pour lui, le mot écrit remplaçait de plus en plus la parole, et les données classées le monde extérieur ; au yeux des autres, il apparaissait de plus en plus dur et renfermé alors qu'au fond il était tout simplement un peu plus seul." Un personnage finalement très actuel ? Clarissa est la fille de ce militaire. Privée de l'expression de l'affection de son père, elle va traverser le début du XXème siècle et la première guerre mondiale, ce qui va lui permettre de petit à petit compenser la sécheresse du milieu dans lequel elle a été éduquée pour découvrir sa propre humanité - et les sacrifices, les blessures que cela entraîne. Le basculement dans la guerre qui marque le milieu du roman est fortement empreint des positions pacifistes de Zweig - cette conviction que la solution viendra par les "petites gens", par la rencontre des véritables âmes des peuples, qui ne peuvent fondamentalement pas être belliqueuses. Humaniste ou naïf, à vous de voir, mais à mon goût ce n'est pas là que la position de Zweig est la plus solide. Au final, un Zweig fortement marqué par ses positions personnelles -"Dans toute action qu'on entreprend, il y a quelque chose qui finit, à la longue, par vous déformer" -, mais qui ne tient pas toutes les promesses affichées au début. Sans doute une question de sensibilité, subjective, vis-à-vis du pacifisme.